-Jacques Baud, notre précédent entretien se terminait pas une remarque de votre part, selon laquelle vos « détracteurs sont eux-mêmes des promoteurs de fausses informations et de conspirations » … Pourriez-vous nous en dire davantage à cet égard?
Jacques Baud: -Permettez-moi de vous répondre par un détour. Le point de départ de mon livre est le constat que notre lecture du terrorisme ne permet pas d’en venir à bout. En réalité, cette lecture est brouillée par toute une série de théories qui cherchent à offrir une image de la question, souvent à des fins politiques. On avance évidemment l’exemple du « 9/11 », dont les zones d’ombre ont permis à de nombreuses théories complotistes de fleurir. On combat – avec raison – celles qui impliquent un complot juif ou de la CIA, mais on accepte volontiers l’idée d’un « terrorisme mondialisé (…) où le djihadisme rongeant les bases de nos sociétés ouvertes et démocratiques, des assassins qui haïssent nos libertés et qui veut nous contraindre à changer notre manière de vivre et d’envisager l’avenir ».
Dans un « documentaire » intitulé « Complotisme, les alibis de la terreur », impliquant l’un des fondateurs de Conspiracy Watch et diffusé sur France 3 en 2017, Jacob Rogozinski va même plus loin en affirmant que les djihadistes cherchent à créer « un califat mondial, qui va s’emparer de Rome, qui va s’emparer de l’Europe, qui vaincra l’Amérique, qui établira un réseau mondial de vrais croyants, unis derrière un pouvoir souverain absolu ». Cette théorie, se base sur de nombreux écrits devenus très populaires en France ces dernières années, dont les plus fréquemment cités sont Eurabia de Bat Ye’or et La Conquête de l’Occident de Sylvain Besson, qui décrivent un projet des Frères Musulmans pour conquérir le monde chrétien, une idée reprise par le journaliste Mohammed Sifaoui dans son livre Taqiyya !
Or, que certains musulmans aient ou aient eu l’idée de conquérir le monde est très probable : on trouve exactement le phénomène symétrique en Occident. Mais en faire une doctrine relève purement et simplement du… complotisme. Le complotisme ou conspirationnisme est l’assemblage de faits (parfois vrais) et d’en occulter d’autres, afin de créer une cohérence artificielle au service d’un projet ou d’un objectif. C’est exactement ce que l’on fait avec la menace islamiste, que la forte présence musulmane en Europe alimente très opportunément.
Depuis des années, certains tentent d’associer des groupes palestiniens (comme le Hamas) au djihad global, afin de pouvoir lui appliquer la même intransigeance. Dans ce contexte, les Frères Musulmans sont devenus une cible commode : ils forment à peu près la seule structure islamique identifiable, que l’on pourrait associer à une action révolutionnaire. C’est pourquoi on lui attribue l’ambition de vouloir conquérir le monde.
Le problème est que cette idée de « conquête de l’Occident » alimente l’extrême-droite radicale et les conspirationnistes de tous bords. D’ailleurs, ironiquement, en 2014, Mattias Gardell, chercheur à l’Université d’Uppsala (Suède), publie un article dans la très sérieuse revue « Terrorism and Political Violence » où il constate qu’Anders Breivik (auteur du massacre d’Utoya en 2011), s’était inspiré « des travaux du théoricien du complot franco-suisse Sylvain Besson » (sic). Ennuyeux !…
En fait, cette apparente « conquête de l’Occident » ne résulte pas d’une machination islamique, mais de politiques d’immigration incohérentes, initiées dans les années 60-70 pour répondre à un besoin de main d’œuvre peu qualifiée. Mal gérée, souvent abandonnée, cette immigration s’est souvent réfugiée dans la petite criminalité et parfois dans le terrorisme.
Le terrorisme est une technique de combat qui cherche à atteindre un objectif stratégique par une action tactique. C’est un mode d’action – et non une doctrine – qui peut être utilisé aux fins les plus diverses (résistance à une occupation, mouvements révolutionnaires, libérations de prisonniers, etc.) Mais il y a toujours un objectif à atteindre, c’est pourquoi les terroristes revendiquent leur action : pour exposer cet objectif. Cela devrait nous servir pour comprendre ce qu’ils veulent et ajuster nos stratégies. Mais nous ne le faisons pas !
Le terrorisme djihadiste actuel est très simple : il s’agit de pousser les populations occidentales à exiger le retrait de leurs forces déployées au Proche- et Moyen-Orient. Je n’invente rien : l’Etat Islamique l’a expliqué à maintes reprises dans des vidéos et dans ses écrits doctrinaux, mais ces explications ne sont jamais présentées dans les médias. On préfère laisser croire l’idée d’un « califat mondial », même si c’est au prix de massacres comme à Christchurch ou à Utoya.
En fait, le modèle des djihadistes est l’attentat de Madrid en mars 2004, qui avait conduit au retrait des troupes espagnoles d’Irak. Mais cette stratégie ne peut avoir une chance de fonctionner que dans des pays où les gouvernements sont peu populaires ou dont les populations sont majoritairement opposées aux interventions, comme en Espagne en 2004, en Grande-Bretagne en 2005, en France en 2015-2017 et en Belgique en 2016. C’est pourquoi la France a été frappée en priorité, alors que son rôle en Irak et en Syrie est modeste (environ 6-9% des frappes de la Coalition).
Notre obsession à voir le terrorisme comme une tentative de détruire nos sociétés est absurde. Il en est ainsi des attentats de janvier 2015, dont le procès se déroule à Paris. On y voit une tentative de s’attaquer à nos libertés, etc. C’est un peu simple…
En 2006, en pleine crise des caricatures en Europe, des menaces d’attentats ont été diffusées dans la presse locale contre le personnel de la Mission des Nations Unies au Soudan (MINUS). J’étais alors chef du renseignement (JMAC) et j’ai été chargé par le Représentant Spécial du Secrétaire-général d’évaluer la menace sur la mission et ses personnels. Une réunion discrète a donc été arrangée avec des représentants de groupes islamistes soudanais – proches de la mouvance djihadiste. A mon arrivée, le « chef » des islamistes fait une remarque ironique sur les Chrétiens. Je lui dis alors : « Fais attention, parce que toi et moi avons le même Dieu ! ». Il me répond par un grand sourire et me dit : « C’est vrai assieds-toi et parlons ! ». La réunion s’est déroulée dans une grande sérénité et notre interlocuteur nous confie alors : « Nous savons que vos pays sont démocratiques, et nous ne contestons pas votre droit de publier ce que vous voulez ; mais lorsque vous voyez que cela nous blesse, pourquoi ne le reconnaissez-vous pas ? » À aucun moment il n’évoque la liberté d’expression et de la presse : toute la discussion tourne autour du respect et du vivre ensemble. À la question de savoir si la MINUS devait s’attendre à des actes de violence – qui était l’objet de la réunion – notre interlocuteur nous répond : « Nous avons parlé, il n’y aura pas de violence ! » Ils tiendront parole : aucune violence, ni verbale, ni physique ne sera exercée contre la MINUS en relation avec les caricatures…
Le problème est que la publication de ces caricatures par Charlie Hebdo en février 2006 est intervenue après que des incidents dans le monde avaient déjà fait environ 150 morts. C’est pourquoi Jacques Chirac l’avait qualifiée de provocation. Charlie Hebdo avait en tête le maintien de la liberté de la presse et le droit au blasphème, mais ce n’était pas vraiment le problème : les violences n’ont concerné pratiquement que le Danemark, qui avait refusé tout dialogue sur la question, mais pas la Norvège. Celle-ci a présenté des excuses officielles, non pour la publication elle-même – la liberté de la presse est même soulignée – mais pour l’offense qu’elle aurait pu constituer pour certains. En substance, c’est exactement ce que cet islamiste m’avait dit dans la banlieue de Khartoum.
Aveuglé par son idéologie, Charlie Hebdo n’a pu ou pas cherché à comprendre la vraie nature de l’enjeu. Comme toujours, nous parlons volontiers de société multiculturelle, mais nous refusons de comprendre les sensibilités des cultures auxquelles nous voulons nous associer. En février 2006, il ne s’agissait pas de renoncer à la liberté de presse ou d’expression, mais simplement d’expliquer et « d’emballer » cette publication… et non de jeter nos principes à la figure des musulmans.
En janvier 2015, les attentats n’avaient qu’un rapport indirect avec cette publication. En fait, pour répondre aux frappes françaises en Irak, les djihadistes n’ont pas voulu frapper de manière aveugle dans un lieu public ; au lieu de cela, ils ont « minutieusement choisi » (selon leurs termes) ceux qui – à leurs yeux – étaient les « plus coupables » : Charlie Hebdo et un magasin juif (à cause de la situation en Palestine). Tout cela n’est pas inventé : les djihadistes nous l’on expliqué en long en large et en travers dans leurs publications. Il suffit de lire pour comprendre. Le problème est que ces textes sont considérés comme de la propagande et, en France, leur simple détention pouvait être punie pénalement ! Il devient donc difficile de comprendre la logique terroriste. Avec un groupe de travail de l’OTAN en 2005-2006, nous avions fait une étude de la personnalité des terroristes et avons découvert que leur niveau d’intelligence moyen surpassait celui des forces de sécurité. Une étude qui a été confirmée récemment par les services britanniques. Donc imaginer que les terroristes pensent « détruire nos valeurs » et nos « libertés » avec quelques attentats est presque puéril.
La mesure la plus efficace pour lutter contre le terrorisme est de cesser d’aller bombarder des pays qui nous rien demandé…
Le terrorisme ne résulte donc ni d’un complot juif, ni de complots de la CIA, ni d’une volonté de conquête islamiste, ni d’obscurs projets des Frères Musulmans. Le terrorisme est tout simplement le résultat d’une asymétrie entre la détermination (des terroristes) et la sottise (des Occidentaux). Mon livre vise simplement à « démonter » des théories fallacieuses qui obscurcissent notre vision, limitent notre champ d’action à l’emploi de la force et nous empêchent de traiter efficacement la question du terrorisme. Je suis donc forcé de constater que ceux qui me dénigrent sont exactement les mêmes que ceux qui professent des théories très incertaines construites comme du… complotisme, dont le principal effet est de nous empêcher de comprendre le problème et de le résoudre…