-Jacques BAUD, comment se construit une théorie complotiste?
Jacques BAUD: -L’élaboration d’une théorie complotiste fait appel à plusieurs techniques, dont les principales sont :
1. La suppression des informations qui pourraient contredire la théorie.
2. La construction d’une logique en partant de la conclusion.
3. La création ou l’exploitation d’une confusion sur l’objet même de la discussion.
4. En dernier ressort, l’attaque personnelle…
En reprenant ces différentes techniques :
1. La technique la plus courante est d’écarter toutes les hypothèses et informations qui pourraient infirmer la conclusion que l’on cherche à établir. Par exemple, concernant les armes chimiques en Syrie, on n’évoque que 3 incidents : la Ghouta (2013), Khan Sheykhoun (2017) et Douma (2018), afin d’affirmer que « l’opposition syrienne n’a pas les capacités de conduire une opération d’une telle ampleur avec des agents chimiques ». Pourtant, les Nations Unies ont recensé plus de 300 occurrences en Irak et en Syrie ; Bachar al Assad utiliserait-il donc ses armes en Irak ? Evidemment non. Mais on n’en parle pas, car il s’agissait d’attaques entre factions rivales ou contre des positions gouvernementales, contredisant l’idée que seul Bachar al-Assad disposait d’armes chimiques. D’ailleurs, comme on peut le lire dans mon livre, en 2012, le président Obama adresse sa « ligne rouge » au gouvernement syrien, mais aussi – ce que l’on ne dit jamais – aux « autres acteurs sur le terrain », car 10 mois avant l’attaque de la Ghouta, on avait des indications très claires que les rebelles islamistes avaient des armes chimiques, dont certaines provenant du dépôt de la base militaire de Darat Izza.
Dans les affaires Skripal et Navalny, on retrouve les mêmes procédés. Les articles de presse se multiplient pour qualifier Vladimir Poutine d’empoisonneur. Mais, objectivement, qu’en est-il ? Admettons qu’ils aient été empoisonnés. Dans les deux cas, les laboratoires occidentaux n’ont pas été en mesure de déterminer si le « novitchok » avait été produit en Russie. En fait, les impuretés dans ce type de toxique constituent une « signature » qui permet de déterminer son origine. Or, on sait qu’après la guerre froide, plusieurs pays occidentaux ont synthétisé du « novitchok » (entre autres, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la Tchéquie), et que des échantillons ont été vendus à des organisations criminelles. Dans l’affaire Skripal, le laboratoire de Porton Down n’avait pas été en mesure d’affirmer que le poison avait été produit par la Russie, c’est pourquoi, après d’âpres discussions entre le directeur du laboratoire et le cabinet de la 1ere Ministre, Theresa May (et les autres gouvernements occidentaux par la suite) ont dû employer l’expression « toxique d’un type développé par la Russie ».
Dans l’affaire Navalny, le gouvernement allemand est dans la même situation et utilise le même artifice :
« A l’instigation de la Charité – Médecine Universitaire de Berlin, un laboratoire spécial de la Bundeswehr a réalisé un test toxicologique à partir d’échantillons d’Alexeï Navalny. Ainsi, la preuve sans équivoque d’un agent chimique neurotoxique du groupe Novitchok a été fournie. Alexeï Navalny avait été transporté de Russie à Berlin pour un traitement médical le 22 août avec des symptômes d’empoisonnement. »
C’est pourquoi, comme on le constate, le gouvernement allemand se garde bien d’affirmer que a) le Novitchok analysé a effectivement été produit en Russie et b) Navalny a été empoisonné par le gouvernement russe ; mais enjoint la Russie à fournir des explications. Ce qui n’excuse personne, mais n’autorise pas non plus à accuser Vladimir Poutine ! Car Navalny a égratigné de nombreux autres acteurs dans sa lutte contre la corruption, qui pourraient avoir eu l’intention de se venger ou de l’empêcher de nuire… En fait, les hypothèses sont suffisamment nombreuses pour faire douter de la sincérité des Occidentaux, d’autant plus que dans les deux affaires, ils ont refusé de partager leurs preuves et leurs éléments d’analyse avec la Russie. Le complotisme se construit autour des zones d’ombre…
On peut donc probablement reprocher au gouvernement russe de n’avoir pas investigué sérieusement ces cas, et on peut certainement lui reprocher de manquer de transparence sur ces affaires. Mais tirer la conclusion que la seule explication possible est que Navalny a été empoisonné par le gouvernement russe (lire : Vladimir Poutine) parce que a) il est le seul à avoir pu utiliser du Novitchok et b) cela aurait déjà été fait pour Skripal relève tout simplement du… conspirationnisme !
2. Une deuxième technique est de déterminer la conclusion d’un raisonnement, puis de rechercher des hypothèses en conservant celles qui lui correspondent et en rejetant celles qui ne correspondent pas : on crée ainsi une sorte de logique. Techniquement parlant, cette méthode peut fonctionner pour des situations simples, comme élucider un meurtre avec un nombre restreint de coupables possibles, par exemple. En revanche, pour les problèmes multidimensionnels que l’on voit en politique ou stratégie internationale, les chances de se tromper sont énormes.
Ainsi, pour l’affaire Skripal en 2018, le site Bellingcat est arrivé à « identifier » les auteurs de l’empoisonnement à Salisbury avec une succession d’approximations : on n’a pas cherché à savoir qui était Boshirov (un des deux Russes identifiés à Salisbury), mais on a cherché un individu avec un profil correspondant. On a commencé par définir un profil type d’un officier de renseignement militaire russe, puis cherché un personnage qui puisse y correspondre. On a choisi une unité militaire dans laquelle on pensait qu’un tel agent aurait pu être formé, puis on a cherché dans les médias (articles de presse, documents d’archives et autres) des mentions concernant des individus correspondant au profil établi, ce qui a conduit au colonel Tchepiga. Les photos publiées dans la presse de l’individu identifié à Salisbury (Boshirov) et l’ « agent » du GRU Tchepiga montrent effectivement une ressemblance. Mais elle n’est que superficielle : une analyse faciale plus poussée montre qu’il n’y a qu’une probabilité de 2,8% pour qu’il s’agisse de la même personne. En fait, avec cette même méthode, on aurait tout aussi bien pu trouver un coupable en France ou en Suisse ! De fait, une mission de ce type – en admettant même qu’elle ait été planifiée par le gouvernement russe – ne serait pas du ressort du GRU (qui n’a pas les compétences techniques et les réseaux pour le faire), mais par le Service de renseignement extérieur (SVR) qui dispose de réseaux clandestins un peu partout dans le monde (comme la CIA ou la DGSE). Le problème est que le SVR est très peu connu, c’est pourquoi on évoque le GRU (ou le FSB) pour attribuer des opérations clandestines (ingérence dans les élections, etc.), malgré le fait que ces deux services n’ont ni les ressources, ni les compétences, ni les agents pour le faire ! Donc on a cherché et trouvé un « agent du GRU » ! La même démarche aurait permis de trouver un « agent du SVR »… à condition – qu’à la différence des militaires – ce type d’agent soit sur les réseaux sociaux !
En fait, Bellingcat et Conspiracy Watch se réfèrent à la même démarche que celle utilisée par le Dr Barbara Hatch Rosenberg dans l’affaire de l’ « Amerithrax » (septembre-octobre 2001). Elle a établi le profil de l’auteur des attaques dans un document publié sur l’internet («Possible Portrait of the Anthrax Perpetrator ») en ayant déjà le suspect en tête. C’est ce qui a conduit le FBI à arrêter Steven Hatfill, qui sera déclaré innocent en 2008, après que le FBI a découvert qu’il n’y avait « pas la moindre étincelle de preuve indiquant que Hatfill avait quelque chose à voir » avec les attaques.
C’est également la raison pour laquelle la lutte contre le terrorisme stagne depuis des décennies : on tente d’expliquer le phénomène à travers nos propres préjugés, en créant des réalités artificielles. C’est ce que la France expérimente au quotidien dans le Sahel : elle tue des terroristes, mais n’affaiblit pas le terrorisme…
3. Une troisième technique est de comparer des informations/données de nature différente et jouer sur des différences de perception. Par exemple, lorsqu’on m’attribue l’affirmation qu’il y a cent fois moins de victimes au Darfour que ce qu’affirment les experts. C’est évidemment faux, et l’explication est en toutes lettres dans mon livre : je fais la distinction entre les victimes de la violence (massacres, assassinats et tueries diverses) et les victimes dues aux conséquences du conflit (maladies, malnutrition, famine, etc.). La première catégorie est assez claire : des photos ou des observations faites par des observateurs/militaires étrangers permettent d’avoir une idée assez précise de l’ampleur du problème. La seconde catégorie, en revanche est beaucoup plus floue, car il est très difficile – pour ne pas dire hasardeux – d’attribuer au conflit des situations sanitaires qui sont déjà naturellement précaires dans toute la région sahélienne. J’ai moi-même eu l’occasion de me pencher sur cette question avec des spécialistes de l’OMS au Darfour, et on ne parvient généralement à quantifier le phénomène qu’à partir de calculs et d’évaluations statistiques. En poste au Soudan en 2005-2006, nous avions dénombrés environ 2’500 morts de mort violente durant cette période. Un chiffre qui correspond à ce que l’on observe bon an mal an au Darfour. Or, durant la même des experts occidentaux ont dénombré 200’000 morts pour la même période. Pourtant, les activités humanitaires se sont déroulées normalement durant ces deux ans et la visibilité sur l’ensemble des victimes n’atteignait pas ce chiffre. En fait, on crée une confusion dans la définition de ces chiffres et la manière de les calculer pour les agréger et alimenter l’idée d’un génocide.
Que des militaires soudanais aient commis des crimes, c’est très probable ; mais affirmer que le gouvernement soudanais ait cherché à commettre un génocide au Darfour n’est qu’une construction intellectuelle. En fait, on est bien davantage sur une mauvaise gestion du conflit, que les pressions internationales n’ont pas contribué à améliorer.
4. Finalement, une quatrième arme des conspirationnistes est l’attaque personnelle contre ceux qui tenteraient de les contredire. Ces derniers appartiendraient aux Illuminati, aux Frères Musulmans, à l’extrême-gauche, à l’extrême-droite, s’exprimeraient « sur la télévision d’Etat russe », etc. C’est la manière moderne d’ostraciser des opinions et d’éviter les discussions sur la substance des choses.
Le problème de qualifier de « complotisme » les opinions divergentes est de rétrécir notre champ de vision. On tend ainsi à créer une dystopie qui influence négativement notre manière d’agir. Par exemple, si l’on avait dit, en septembre 2014, qu’intervenir militairement en Irak pourrait déclencher des actes terroristes en France, aurait-on agi de la même manière ? N’aurait-on pas entouré cet engagement de mesures de protection plus sérieuses en métropole ? De même, si on avait décrypté avec plus de sensibilité le mécanisme des violences à la suite de la publication des caricatures en 2005-2006, n’aurait-on pas suivi l’exemple de la Norvège et mieux « emballé » leur publication par Charlie Hebdo ? Le fait d’expliquer le terrorisme comme une fatalité liée à une volonté de conquête de l’Occident ou à la destruction de nos valeurs a pour conséquence que nous ne remettons pas en question la manière dont nous agissons. C’est pourquoi le chapitre « Charlie Hebdo » n’est manifestement pas clos, et c’est pourquoi le terrorisme n’a fait qu’augmenter ces 30 dernières années. C’est exactement l’objet de mon livre. Il serait bon que certains sortent de leurs schémas intellectuels et de leurs préjugés car ce sont eux qui créent les catastrophes.
1 Comment
Monsieur Baud,
« Mais, objectivement, qu’en est-il ? »
L’objectivité n’est pas le but d’une propagande. Il est évident que:
1) la Russie et Poutine sont présumés coupables;
2) qu’il n’y a aucune preuve dans l’affaire du traître ou dans l’affaire du tueur de cafards;
3) qu’il n’y a jamais eu de « novitchok »;
4) que si les labos avaient réellement analysé des échantillons ils seraient en mesure de dire de quel « novitchok » il s’agissait;
5) dans les deux cas les scénarios sont abracadabrantesques avec un poison plus mortel que le VX;
6) les agents de renseignement du RU et de la RFA sont dans le coup jusqu’au cou ;
7) les deux « affaires » ne viendront jamais devant un tribunal.
Je m’étonne que dans le premier cas vous ne parliez pas du dossier Steele, et dans le second des embarras du choix des mobiles : Biélorussie, Nordstream2, élections locales… Ne faut-il pas se demander en l’occurrence non pas à qui profite le « crime », mais à qui profite la mise en scène.
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« une quatrième arme des conspirationnistes est l’attaque personnelle contre ceux qui tenteraient de les contredire. »
Ici il me semble que vous faites un contre-sens. Ce sont les comploteurs – quand ils sont à court d’arguments, comme c’est souvent le cas – qui taxent de « conspirationnistes » ceux qui veulent mettre à jour un complot ou plus simplement parlent de faits qui ne cadrent pas avec la propagande officielle.
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« Il serait bon que certains sortent de leurs schémas intellectuels et de leurs préjugés car ce sont eux qui créent les catastrophes. »
Vous demandez à des impérialistes de cesser de mener une politique impérialiste. Douce illusion. De leur point de vue les attentats en France sont des dégâts collatéraux qui peuvent même être utiles pour justifier et aller faire la guerre en Syrie… du côté des terroristes.