– Jacques Baud, le 8 septembre 2020, choquée par un article du journaliste Sylvain Besson qui vous était dédié, je vous ai contacté et nous avons initié plusieurs séries d’entretiens ensemble.
Ce 14 mars, vous signez un article pour le Centre Français de Recherche sur le Renseignement – CFRR -, intitulé « La situation militaire en Ukraine ». Votre propos s’articule en trois parties, « En route vers la guerre », « La guerre » et « Conclusions ».
Je souhaiterais aborder avec vous trois sujets qui reviennent en boucle sur les réseaux sociaux: la chronologie des faits qui ont amené à la décision prise le 24 février 2022, la présence de bataillons néo-nazis en Ukraine et la controverse au sujet de la maternité de Marioupol.
Je rappelle que vous êtes, vous-même, Colonel d’Etat-Major, ancien du renseignement suisse.
-Jacques BAUD: Tout commence le 24 mars 2021. Ce jour-là, Volodymyr Zelensky promulgue un décret pour la reconquête de la Crimée et commence à déployer ses forces vers le Sud du pays. Simultanément, la conduite de plusieurs exercices de l’OTAN entre la mer Noire et la mer Baltique, accompagnés d’un accroissement important des vols de reconnaissance le long de la frontière russe. La Russie, teste alors la disponibilité opérationnelle de ses troupes lors d’exercices afin de montrer qu’elle suit l’évolution de la situation. Cette présence sera interprétée comme une préparation à une invasion. Mais même les Ukrainiens réfutent cette idée, et Oleksiy Reznikov, ministre de la Défense Ukrainien déclare qu’il n’y a pas de changement à sa frontière depuis le printemps. En octobre 2021, en violation des Accords de Minsk, l’Ukraine mène des opérations aériennes à l’aide de drones, contre un dépôt de carburant à Donetsk. Aucun pays occidental ne condamne ces violations.
En février 2022, la tension augmente. Le 7 février, lors de sa visite à Moscou Emmanuel Macron, réaffirme son attachement aux Accords de Minsk, qu’il répète le lendemain lors de sa visite à Volodymyr Zelensky. Mais le 11 février, à Berlin, la réunion des conseillers politiques des dirigeants du « format Normandie » s’achève, sans résultat concret : les Ukrainiens refusent encore et toujours d’appliquer les Accords de Minsk, sous la pression des États-Unis. Vladimir Poutine constate alors que Macron lui a fait des promesses en l’air : comme ils le font depuis 8 ans, les Occidentaux ne veulent pas faire appliquer les Accords, qu’ils ont signés comme membres du Conseil de Sécurité, et dont l’Allemagne et la France sont les garants.
Les préparatifs ukrainiens dans le Donbass continuent. Le Parlement russe s’alarme et, le 15 février, demande à Vladimir Poutine de reconnaître l’indépendance des Républiques, ce qu’il refuse. Le 17 février, le président Joe Biden annonce que la Russie va bientôt attaquer l’Ukraine. Comment le sait-il ? En fait, il sait que depuis le 16 janvier, le pilonnage des populations du Donbass augmente de manière dramatique. On dira plus tard, qu’il s’agit de désinformation russe.
Portant, les rapports journaliers des observateurs de l’OSCE notent cet accroissement brutal, mais ni nos médias, ni l’Union Européenne, ni l’OTAN, ni aucun gouvernement occidental ne réagit et n’intervient : l’Union Européenne et nos pays ont à dessein passé sous silence le massacre des populations du Donbass, sachant que cela provoquerait une intervention russe.
Simultanément, dans le Donbass, des saboteurs équipés de matériel occidental et parlant polonais sont interceptés alors qu’ils tentent un attentat contre des installations chimiques à Gorlivka. S’agit-il des mercenaires de la CIA, conduits ou « conseillés » par des Américains et composés de combattants ukrainiens et européens, pour mener des actions de sabotage dans le Donbass ? On ne le sait pas, mais ils participent à ce qui apparait chaque jour plus clairement comme la première phase d’une offensive ukrainienne majeure.
Dès le 16 février, le pilonnage des populations civiles du Donbass, mettent Vladimir Poutine devant un choix difficile : aider le Donbass militairement et créer un problème international ou rester sans rien faire et regarder les russophones du Donbass se faire écraser.
Le 21 février, il accède donc à la demande de la Douma et reconnaît l’indépendance des deux Républiques du Donbass. Dans la foulée, il signe avec elles des traités d’amitié et d’assistance, qui sont ratifiés par les Parlements des Républiques et de la Russie. Les bombardements de l’artillerie ukrainienne sur les populations du Donbass se poursuivent et, le 23 février, les deux Républiques demandent l’aide militaire de la Russie.
Le 24 février, Vladimir Poutine invoque l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui prévoit l’entraide militaire dans le cadre d’une alliance défensive. En fait, la guerre a commencé le 16 février, c’est pourquoi Vladimir Poutine utilise le terme « opération » , car il s’agit de répondre à des hostilités qui ont déjà débuté. Nous disons qu’il a déclenché une « guerre », parce que nous cachons délibérément ce qui s’est passé avant qu’il prenne sa décision.
C’est également pourquoi, le fait de parler de « guerre » est considéré par la Russie comme de la désinformation : la légitimité de vouloir intervenir au profit d’une population bombardée, disparait si on cache les bombardements. Or, certains services de renseignements occidentaux savaient pertinemment que l’armée ukrainienne s’apprêtait à attaquer le Donbass dès 2021….
Pourquoi cette décision de Vladimir Poutine ?
Pratiquement tous les experts sérieux (y compris les services de renseignements allemands, américains et ukrainiens) s’accordent pour dire que Vladimir Poutine n’envisageait pas une intervention en Ukraine avant la mi-février 2022. Tout change – comme nous l’avons vu – avec le début des frappes sur les populations du Donbass. À ce stade, comme il l’explique dans son allocution du 21 février, Vladimir Poutine sait que quelle que soit sa nature ou son ampleur, son opération déclenchera une pluie de sanctions : qu’elle soit limitée à une assistance à la défense du Donbass ou qu’elle aille plus loin pour atteindre des objectifs plus politiques, le prix à payer sera le même.
Dans son allocution du 24 février, Vladimir Poutine énonce ses deux objectifs : « démilitariser » et « dénazifier » l’Ukraine. Il ne s’agit donc ni de s’emparer de l’Ukraine, ni même, vraisemblablement de l’occuper et certainement pas de la détruire.
L’objectif de « démilitarisation » consiste à neutraliser la menace militaire ukrainienne sur les populations du Donbass et de Crimée. Elle comprend destruction des infrastructures aériennes et de commandement dans la profondeur du territoire et la neutralisation des forces armées ukrainiennes massées au sud-est du pays. C’est bien parce que l’armée ukrainienne s’apprêtait à attaquer le Donbass qu’elle se trouve aujourd’hui totalement encerclée dans le sud du pays. C’est pourquoi la défense que l’on observe dans d’autres parties du pays, et qui est célébrée dans nos médias est aujourd’hui essentiellement portée par les paramilitaires.
L’objectif de « dénazification » vise à la neutralisation des milices paramilitaires de la Garde Nationale qui se sont rendues coupables d’une multitude de crimes contre les populations russophones depuis 2014. Aujourd’hui ces milices sont essentiellement opérationnelles dans les villes.
Les milices paramilitaires ont été intégrées dans les forces ukrainiennes en 2014. A ce stade, les jeunes ukrainiens ne sont plus motivés pour combattre leurs compatriotes russophones. Les jeunes refusent d’aller se faire recruter et préfèrent émigrer en Europe. L’état des forces ukrainiennes est déplorable. En novembre 2018, après 4 ans de guerre dans le Donbass, l’Ukraine avait perdu 4 619 militaires, parmi les quels, selon le procureur militaire ukrainien en chef Anatoly Matios, 2700 hommes hors des combats : 891 de maladies, 615 de suicides 318 d’accidents de la route, 228 de meurtres, 177 d’autres accidents, 175 d’empoisonnements (alcool, drogue), 172 de manipulations d’armes imprudentes, 101 d’infractions aux règles de sécurité.
C’est pourquoi, le gouvernement ukrainien a entrepris de compléter son armée par des paramilitaires. Ceux-ci sont composés de milices ultra-nationalistes venant de la partie occidentale de l’Ukraine (Lviv) sont plus combatives que le soldat ukrainien « moyen ». Elle représentent – selon Reuters – environ 102000 hommes. Parmi la multitude de groupes, le plus connu est le régiment AZOV. Soutenu, financé et armé par les Américains, le groupe a été impliqué dans les émeutes racistes de Charlottesville aux États-Unis en 2017. On est alors en plein mandat de Donald Trump et AZOV est interdit sur Facebook en raison de son discours de haine. Il est comme les autres milices paramilitaires ukrainiennes : violent, ultra-nationaliste, raciste et antisémite et le magazine Newsweek l’assimile à l’État Islamique. Mais aujourd’hui, selon nos médias, ces caractéristiques ne sont que de la propagande russe. C’est pourquoi, Facebook autorise à nouveau de le célébrer, ainsi qu’à assassiner des militaires russes.
Naturellement, les Occidentaux qui défendent des idées d’extrême droite et l’antisémitisme tentent de minimiser le caractère extrémiste de ces milices, qui inquiètent quand même Israël, qui vient de modifier sa politique d’asile à l’égard des Ukrainiens et leur réclame désormais un visa… Voilà pour nos belles valeurs européennes…
Car ces milices sont dangereuses, mais aussi dangereusement soutenues par nos médias et l’Occident en général. Largement composées d’étrangers, elles n’ont pas beaucoup d’empathie pour les populations civiles qu’elles sont censées défendre, d’autant plus que les populations de Marioupol, Odessa ou Kharkov sont essentiellement russophones. Autrement dit : de la chair à canon pour ces miliciens qui cherchent surtout à éviter d’être traduits devant la justice pour les crimes qu’ils ont commis. C’est la raison pour laquelle, ils passent à tabac les civils qui voudraient quitter Marioupol et refusent les couloirs humanitaires, en expliquant que ces couloirs mènent vers des territoires contrôlés par la Russie. Ce que nos médias ne nous disent pas est que les populations en question (qui devraient être) évacuées sont russophones et qu’il s’agit de les protéger de la vindicte des Ukrainiens.
Ainsi, le bombardement de la maternité de Marioupol le 9 mars a fait couler beaucoup d’encre. Ce que ne nous ont pas dit les médias, est que l’ambassade russe de l’ONU à New York avait informé le Conseil de Sécurité le 7 mars, que cette maternité avait été prise par la milice d’extrême droite Azov et que ses occupants civils avaient été chassés. Le lendemain, le média russe indépendant Lenta.ru avait rapporté que les civils et le personnel de l’hôpital avait été chassé à la pointe du fusil. Mais, personne en Europe n’a protesté. En revanche, nos médias ont naturellement soigneusement caché que l’hôpital était occupé par des milices, afin de clamer un crime de guerre. Voilà pour l’intégrité de ceux vivent du sang des autres…
Faire tomber un pluie de sanctions sur le peuple russe ne fait que mettre en évidence les crimes que nous n’avons pas sanctionnés et donc acceptés. Au 7 mars 2022, la Suisse était le pays qui avait le plus sanctionné la Russie, mais dont les diplomates corrompus ont laissé délibérément la guerre se développer dans le Donbass depuis 2014, ont refusé de condamner et de sanctionner les exactions contre les populations civiles du Donbass. Bref, on répète les mêmes erreurs qu’en 1936-1939 : c’est bon pour les carrières, mais pas pour l’honneur…
-Jacques Baud, merci beaucoup de ces éclairages importants au vu de la désinformation qui domine le paysage médiatique dans son large ensemble, hélas. Et puis, comme l’indique l’illustration de ce sujet, je signale que vous publiez, ce jour aux Editons Max Milo, « Poutine: maître du jeu ? »